H - Ce qui importe de définir ce n’est pas ce qui nous effraye et nous angoisse, attendu que l’angoisse se nourrit de l’attente d’un événement ou d’un objet souvent imaginaire, mais c’est de savoir comment nous y remédions individuellement et collectivement. Dans La Peur en Occident (Fayard, 1978), Jean Delumeau analyse les différents types de peur et les réactions qui leur sont inhérentes. Je la compléterai avec les pistes webériennes (notamment textes recueillis dans Max Weber, Sociologie des religions, Gallimard). Si l’on part d’une réalité factuelle et contemporaine pour remonter par induction à l’origine des peurs urbaines, une typologie des peurs apparaît, classée en quatre catégories :
Il ne s’agit pas ici des peurs spontanées (des émotions-chocs), mais des peurs sociales, soit réfléchies, soit collectives, soit permanentes ou cycliques, celles qui étreignent toute une structure sociale, voire les sociétés occidentales dans leur globalité.
- Il existe une angoisse de l’agression comme une angoisse de l’insécurité, de l’abandon et de la mort, or chacune de ces angoisses suscite un sentiment respectif :
Par exemple, l’insécurité suscite la haine de l’autre et a recours à la parole religieuse pour se délivrer de cette peur. Autre exemple, l’angoisse de l’agression ou d’être la victime d’une disette, d’un cataclysme, provoque un ressentiment qui est le produit de sentiments refoulés éprouvés par des êtres bornés condamnés à travailler et à gagner leur pain.
Un tremblement de terre suscite un ressentiment, tels les cataclysmes qu’a connu notre société, dont le raz-de-marée en Indonésie et le tremblement de terre au Pakistan. Les attentats terroristes à New York ont ébranlé les consciences au point que les médias relaient l’idée d’une " nouvelle donne internationale " sans que l’on établisse les éléments d’aucune restructuration, sinon une recrudescence des peurs.
- Quel type de peur a suscité cet attentat ?
- Une peur névrotique a traversé tous les champs narratifs et humains : factuel et limité à un lieu, l’événement a pénétré dans toutes les consciences planétaires. L’objet, lui, a été doublement nommé sous le nom d’un organisme de terroristes et sous un concept abstrait qu’a été le " terrorisme islamique ". L’humanité a alors eu peur de ses concepts, comme elle avait eu peur des idéologies communistes.
- Peut-on parler dans ce cas précis de peur collective et irréfléchie ?
- Abstraite et collective, la peur du terrorisme a dû l’être, mais on ne peut pas précisément parler de peur irréfléchie dès lors qu’elle a été organisée par les états occidentaux et américains, de la même manière que l’église avait prêché le salut par les croisades pour répondre aux peurs eschatologiques et millénaristes. Les sociétés modernes, climatiques, ont également un univers où la réalité côtoie le merveilleux morbide dans des danses macabres où la Mort porte non plus une faulx mais une ceinture de dynamites, où le Diable a quitté les cornes pour le turban et les sorcières les potions pour le voile.
- Qu’en est-il du ressentiment après un raz-de-marée ?
- Dans le tableau, c’est une autre peur, une peur cosmique. Or ce ressentiment a été conjuré par ce que Weber a appelé " l’éthique du devoir ". Il l’explique comme l’engagement à agir dans le monde, et non plus à rester passif dans une sphère privée. A l’opposé, le cas des révoltes urbaines illustrent les peurs liées à l’insécurité et à l’abandon. Les sentiments comme la haine et la culpabilité forment un autre type d’angoisse qui plonge la société dans un refus du monde et la dramatisation des jeux sociaux en surdéterminant la souffrance. Au final, il n’y a qu’un pas à faire entre la fuite et la mort, ou bien le refus et la destruction.
Les peurs s’imbriquent et s’entremêlent quelle que soit notre quête, qu’elle soit éthique, sociale, existentielle ou métaphysique.
- Quel que soit le type de délivrance recherchée, l’humanité ne finit-elle pas par fuir ?
- Il faut mettre plutôt l’accent sur le choix conscient de la meilleure délivrance, si possible dans l’action positive. Ainsi les peurs sont des moteurs de l’action ou du refus, c’est-à-dire en langage factuel de la haine de l’autre, du communautarisme, des guerres fratricides, de l’ostracisme des étrangers.
- Mais qu’en est-il des intérêts économiques et politiques qui prédominent tout : les guerres, les relations sociales ?
- Il ne serait pas raisonnable de faire reposer le monde sur les épaules d’un Atlas tenant debout grâce aux peurs obsidionales uniquement, de la même façon il est abusif de s’en remettre à la théorie du complot politique ne serait-ce que parce qu’il désunit le peuple et les institutions, et parce qu’il donne raison aux poltrons qui diabolisent les gouvernements. Il est donc peu raisonnable d’affirmer que la peur du terrorisme est organisée par les politiques. Bien plutôt, les sociétés autant que les gouvernements sont responsables de leurs peurs. La théorie sur les peurs constituantes des mentalités a pour seul objectif de responsabiliser les hommes d’hier et d’aujourd’hui.
- Pourquoi un cataclysme ne suscite-t-il pas de la haine ?
- Un cataclysme appartient au collectif et au factuel, et sa cause est aléatoire à moins de nommer le mal ou Satan ; et même il ne suffit pas de nommer Satan pour diriger l’action vers un objet déterminé : ses ambassadeurs sur terre, c’est-à-dire les sorciers et les impies, valent mieux car ils sont des cibles humaines et donc accessibles. Il y a peu, le ressentiment après le cataclysme n’ayant pas d’objet s’est atténué dans l’action caritative. En revanche, les trois autres catégories de peur : l’insécurité, l’abandon, la mort tombent dans le champ du nominatif à chaque fois que les zélateurs et les prosélytes nomment leur origine : le loup, l’étranger, le diable, le tyran, le bourreau.
On passe alors des peurs cosmiques et factuelles aux peurs sociales et théologiques déterminées par leur objet. Et celle-ci engage l’homme soit vers la contemplation mystique avec une mise en valeur de la théodicée du bonheur, soit vers l’introspection conduisant aux remords, à la peur de soi ou au repentir, voire à la névrose, soit à l’expiation, autrement dit à la purification.
- Peut-on aujourd’hui associer ces trois peurs : l’insécurité, l’abandon, la mort ?
- De même que les sociétés du moyen âge qui, au moyen d’autres symboles, d’autres discours, se délivraient de leurs angoisses par la contemplation eschatologique et l’action des croisés pour répondre aux peurs millénaristes, l’homme est toujours en proie à ce que Weber appelait une ascèse : une contemplation ou une action.
- Ces symboles : le loup, le dragon, le fouet, pouvons-nous en avoir peur ?
- Nous avons nos propres symboles comme les sociétés anciennes avaient les leurs : le loup est la métaphore de l’étranger dangereux, le fouet celui des régimes tyranniques, voire des lois coercitives, enfin le libéralisme et la mondialisation sont des formes diaboliques. Nous avons donc aussi nos loups, nos fouets et nos diables. Nous aussi nous avons nos propres peurs que nous radicalisons dans une quête de la promotion et de la pacification, et que nous croyons atténuer dans quelque culte. Notre société atteste d’un changement de statut : l’agressé devient l’agresseur après un temps où il s’est complu à jouer la victime. L’homme est bien un loup pour l’homme, et s’il n’est aujourd’hui que soumis ou agressé en raison de ses peurs, à son tour il se fera loup un jour, c’est une question de temps et de contexte.
- Tout cela à cause de ses peurs ?
- Ne croyez-vous pas qu’elles expliquent en partie la haine de l’homme pour son prochain, la haine du monde, de la vie, de soi-même ?
- Mais les contemplatifs sont-ils plus heureux que les angoissés ?
- Ne sont-ils pas angoissés eux-mêmes quand ils projettent leurs espoirs dans le miroir du bonheur ? S’ils sont pacifiques en apparence, leur fuite est le symptôme d’une culpabilité, d’un mal être, probablement d’une indifférence. Enfin, s’en remettre à la loi du bonheur, c’est croire enfin qu’on fait partie des rares élus. Et cette croyance ne se construit-elle pas sur la haine des faibles et des infidèles ?